Le marchand de sable
(extrait du recueil :"Mes histoires farfadesques")
Brusquement, le sommeil, s’est saisi de moi et m’a prise en
otage sans ménagement !
Cela faisait des heures que je le fuyais avec une détermination à
faire envie aux plus invétérés des couche-tard mais il a tout de
même fini par me rattraper ce bougre de marchand de sable ! Pas le
temps de dire ouf ! Le fieffé ensableur m’a balancé une grosse
poignée de sa poudre de perlimpinpin en plein dans les mirettes !
Pas pu l’éviter ! Bon sang de bois, il vise encore bien pour son
âge !
Et moi, pauvre cloche complètement sonnée, je n’ai rien trouvé
de mieux à faire que de me frotter les yeux comme une forcenée,
empirant la brutale envie de dormir qui s’est emparée de moi.
Je l’ai pourtant entendu venir ce grand benêt au doux regard,
perché sur son nuage cotonneux ! C’est qu’il devient poussif
avec le temps le vieux copain de Nounours et de ses protégés,
Nicolas et Pimprenelle. Il est bien loin le temps où, fringant
pilote de son blanc taxi du ciel en forme de barbe à papa, il
envoyait pléthore de minots au lit, aidé dans sa quotidienne tâche
vespérale par son complice en peluche dont la grosse voix prononçant
le rituel « Bonne nuit les petits !», ne faisait même pas
peur !
Mais à présent, son teuf-teuf magique est tout gris. Il broute les
nuages fuligineux et son moteur dans le temps silencieux, a
maintenant bien trop souvent de sonores et très inquiétants ratés.
La pollution est passée par là ! Alors tout comme son véhicule
céleste même plus coté à l’argus, le vénérable semeur de
sommeil tousse et crache ses poumons! Voilà pourquoi on l’entend
rappliquer de loin ! Et puis il fatigue ! C’est qu’il est tout
seul à bosser !
Entre temps, en effet, pépé Ours a été mis à la retraite, usé
jusqu’à la trame par des années de labeur. Il finit de rendre
l’âme dans un grenier. Ses yeux de verre ternis ne voient plus
que le fond de la malle où il git, pauvre joujou démembré. Son
ventre crevé laisse échapper ses entrailles de paille au milieu
desquelles niche une famille nombreuse de souris ! Quelle déchéance
pour la grosse peluche débonnaire qui flirtait avec les étoiles.
Quelle sordide fin de vie ! Ou fin de mort plutôt !
Alors pour le Marchand de sable, ces heures sup’ en solitaire
vraiment, mais vraiment mal payées, c’est la goutte d’eau
polluée qui fait déborder le vase ! Le travail de nuit, il en a ras
les baskets ! Et respirer de l’air empoisonné aussi ! Il a beau
avoir la tête dans les nuages, il a les pieds sur terre et il sait
qu’à son âge, il n’y a pas de reconversion possible ! Sans
compter qu’il n’a même pas le droit de démissionner, vu que la
direction ne lui trouve pas de remplaçant !
Du coup, il est beaucoup moins patient, beaucoup plus brut de
décoffrage dans l’exercice de sa profession devenue très ingrate
de dispensateur de doux rêves ! Il faut dire aussi que les mômes
d’aujourd’hui sont bien plus récalcitrants que ceux qu’il
saupoudrait autrefois de galéjades et de poussière d’or ! Pour
compléter le sinistre tableau noir de ses nuits blanches, afin de
gagner un peu plus- si peu- il a dû étendre son activité aux
adultes qui ne sont guère plus sages que les enfants lorsque vient
le moment d’aller au lit ! De plus, vu la conjoncture économique
morose et la perpétuelle augmentation du coût de la vie, il n’a
même plus les moyens de jeter du sable ! C’est de la suie qu’il
balance désormais !
Bien pour ça que j’ai des cernes !
Quant à Nicolas et Pimprenelle, ils ont troqué leurs douillets
mais ringards vêtements de nuit en pilou contre des fringues dans le
mouv’! Pour s’évader d’un réel pas très gai, ce n’est
plus du sable qu’ils respirent ! La poudre qu’ils sniffent les
envoie direct au septième ciel d’un univers psychédélique auprès
duquel le monde merveilleux et magique du marchand de sable de leur
enfance, leur paraîtrait bien pâle s’ils s’en souvenaient
encore !
Voilà pourquoi, dégoûté du métier le brave homme ne l’exerce
plus que forcé et contraint ! Ou devrais-je plutôt dire, que
forçant et contraignant !
Voilà pourquoi il s’est brusquement saisi de moi, m’infligeant
le sommeil comme une punition, me l’imposant sous la menace d’une
nouvelle poignée de son sable au rabais si je n’obtempérais pas
immédiatement !
« Et ensuite ? » Me demanderez-vous peut-être ?
Ensuite, mes paupières encrassées de suie se fermant malgré moi,
je me suis retrouvée jetée manu militari sous la couette rose du
lit que l’une de mes petites filles occupe lorsqu’elles viennent
toutes deux en vacances chez nous…
« Parce qu’en plus, tu voudrais réveiller ton mari qui lui,
dort comme une marmotte depuis des heures ? Non mais ! » M’a
tancée vertement le vieux marchand de sable.
« Et ensuite ? »
Brusquement, je me suis réveillée avec l’impression saugrenue
qu’une grosse voix me criait dans l’oreille :
« Hop faignante ! Debout ! Tu as assez dormi ! »
Près de ma tête encore posée sur l’oreiller, le
« Bisounours » de Margot paraissait me sourire ! J’ai même
cru voir le cœur rouge clignoter ironiquement sur son torse
pelucheux !
Entre-temps, j’avais dormi d’un sommeil agité, rempli de rêves
tumultueux où régnait un despotique marchand de sable répandant sa
tyrannie sur le Monde sous forme d’énormes tempêtes de suie noire
comme la nuit.
©Anne-Marie Lejeune
NB :texte écrit il y a déjà quelques années sur un forum d'écriture auquel je participais
La contrainte pour celui-ci était de placer en début de paragraphe : brusquement, entre temps, et ensuite
Sans le savoir, Anne-Marie, j'ai reconnu des phrases surtout : ...sous la couette rose du lit que ... Brusquement, je me suis réveillée avec l'impression ... un plaisir de te lire et de te relire ! Bonne semaine. Bises
RépondreSupprimerCa sent les nuits difficiles et agitées.
RépondreSupprimerCa me ressemble, mais je reste dans le lit conjugal, ça ne réveille pas monsieur.
Bonne semaine.